Olivier CLOCHARD, enseignant-chercheur en géographie
Olivier CLOCHARD
Les camps d’étrangers, dispositif clef de la politique d’immigration
et d’asile de l’Union européenne
La communautarisation des politiques d’asile et d’immigration de l’UE a formellement commencé en 1999, avec l’entrée en vigueur du traité d’Amsterdam. A l’occasion
de cette refonte importante du Traité sur l’Union européenne, les Etats membres ont décidé de renoncer à une partie de leurs prérogatives en matière de contrôle de leurs frontières.
Cette communautarisation a donné lieu à l’élaboration d’un corpus de normes européennes (des règlements et des directives) ou de dispositifs opérationnels dans trois domaines : l’intégration des immigrés en situation régulière, la protection des demandeurs d’asile et des réfugiés, et la gestion des frontières pour lutter contre l’immigration illégale. On remarque que sont exclues de la politique commune les questions relative à l’admission de travailleurs étrangers : dans ce domaine les Etats membres ont jusqu’à présent choisi de préserver leurs prérogatives en fixant eux-mêmes les règles en fonction de leur marché national de l’emploi. Ceci pourrait toutefois changer sous la volonté de certains d’entre eux, et celle de la Commission européenne, de voir également harmoniser les règles en matière d’accès au travail et de critères de régularisations.
Les textes adoptés à l’issue de la première phase de la « communautarisation » des politiques d’asile et d’immigration, censée s’achever en 2004, se répartissent très inégalement entre les trois domaines évoqués.
Concernant l’intégration des immigrés, il y a le regroupement familial, le statut « résidents de longue durée » et les règles relatives à l’accueil des étudiants.
Sur le terrain de l’asile, le dispositif commun est organisé autour d’une série de directives et de règlements qui traitent de l’accueil des demandeurs d’asile, des procédures qui leurs sont applicables ou encore de la détermination du pays qui sera chargé de mettre en œuvre ces procédures.
Dans la lutte contre l’immigration irrégulière, la multiplication de dispositifs mis en place au cours des dernières années, souligne la préoccupation principale des gouvernements de l’UE. Ceux-ci sont destinés :
- soit à protéger les frontières (avec les banques de données informatisées pour le fichage de tous ceux qui les franchissent, la coopération entre les polices des frontières, les sanctions contre les compagnies de transport qui convoient des passagers clandestins, gestion commune des visas etc.). La période récente a été marquée par une accélération du processus, avec la création en 2005, de l’agence européenne Frontex, chargée de la coordination des opérations de contrôles à toutes les frontières (maritimes, aéroportuaires et terrestres)Supprimé perso 23/09/2008 10:41 . Ses principales opérations ont été menées, à partir de 2006, entre la côte africaine et les îles Canaries[1].
- soit à mettre en oeuvre l’éloignement des étrangers en situation irrégulière (la reconnaissance mutuelle des décisions d’éloignement prises dans les différents Etats membres de l’UE, les accords de réadmission pour les renvoyer plus aisément vers leur pays d’origine ou de transit, les vols groupés pour rationaliser les expulsions, et, comme on va le voir ci-après, l’harmonisation des procédures d’expulsion).
Aucune des normes, aucun des dispositifs adoptés ne prévoit, ne règlemente ni même ne mentionne le recours à l’internement administratif des étrangers à un stade ou à un autre de la procédure applicable aux étrangers, à deux exceptions près :
- la directive relative aux normes minimales pour l’accueil des demandeurs d’asile, de 2003, qui prévoit qu’à titre exceptionnel les demandeurs d’asile peuvent être détenus.
- et en juin 2008, la Directive « Retour » relative aux modalités d’éloignement des étrangers en séjour irrégulier, qui comporte deux articles sur la détention des étrangers précisant la durée maximale et les conditions matérielles.
Malgré cette quasi inexistence d’encadrement juridique, on peut considérer que l’internement des étrangers constitue l’un des outils clefs de la politique migratoire de l’Union européenne. Par internement administratif, nous entendons la privation de liberté d’un étranger sans condamnation pénale, sur mesure administrative, pour des motifs liés aux règles régissant l’entrée et le séjour. Plusieurs éléments permettent d’avancer cette thèse : l’augmentation des lieux d’enfermement, au cours des dix dernières années, notamment leur redéploiement dans les pays qui forment la nouvelle frontière orientale de l’UE après les élargissements de 2004 et 2007 ; le rôle qu’ils jouent au sein des dispositifs d’éloignement ; et enfin leurs places croissantes dans le cadre de l’externalisation de la politique d’asile et d’immigration de l’Union.
Avant d’aborder ces différents éléments, nous allons dresser une typologie de ces « camps » modernes dont l’Europe est en train de consteller son territoire et ses alentours. Le réseau Migreurop, composé de militants et de chercheurs des deux rives de la mer Méditerranée, s’est attaché à recenser les différentes formes et les représenter sur une carte, régulièrement actualisée, qui souligne une dispersion importante des lieux d’enfermement. En France, on les appelle centres de rétention administrative ou zones d’attente, à Malte reception centers, en Italie centri d’identificazione e espulsione[2], au Royaume-Uni detention centers, en Espagne centres d’internement pour étrangers (centros de internamiento de extranjeros), en Allemagne Ausreizencentrum, en Belgique centres fermés, en Pologne garded center for aliens ou deportation arrest, en Lituanie Foreigners Registration Centre of the State Border Guard Service... Ils peuvent être publics ou privatisés, juridiquement encadrés ou non, conçus pour accueillir des populations spécifiques telles les étrangers qui se présentent à la frontière, ceux qui sont sans titre de séjour et en attente d’expulsion ou de refoulement, les demandeurs d’asile…), ce peut être des centres mixtes où toutes les situations sont mélangées (familles, mineurs isolés…). Il peut s’agir de locaux ad hoc, prévus pour l’internement administratif des étrangers, ou au contraire des bâtiments anciens réaffectés à cette fin ou réquisitionnés en urgence pour faire face à une crise[3]. Les modèles sont multiples, comme sont différents les régimes en vigueur dans ces lieux : la durée moyenne du maintien, le statut des étrangers qui y sont placés, la taille (les plus petits comptent une dizaine de places, les plus grands – à Crotone dans le sud de l’Italie ou aux îles Canaries – peuvent accueillir plus de 1 000 personnes)[4].
Si nous retenons la seule catégorie des camps fermés[5], le statut juridique de ceux qui y sont internés – ou à défaut les circonstances dans lesquelles ils y sont placés – permet d’en distinguer au moins deux types, selon qu’ils servent à accueillir les étrangers qui se présentent aux frontières, ou ceux qui ont vécu un temps dans le pays et sont sur le point d’être expulsés.
L’enfermement à l’arrivée sur le territoire de l’Union européenne
Les centres de ce type sont le plus souvent situés à proximité des frontières. Y sont placés les étrangers qui attendent que les autorités aient procédé à leur identification ou aient pris une décision sur leur sort si leur droit à pénétrer sur le territoire est contesté ou s’ils sont demandeurs d’asile. Les zones d’attente françaises ou suisses[6], les holding centers britanniques ou les centri di identificazione italiens relèvent de cette catégorie, parfois caractérisée par une double « fiction » juridique.
- Tout d’abord, les étrangers non encore admis sur le territoire sont dans une sorte de phase intermédiaire où les règles de droit commun ne s’appliquent pas ou de façon dérogatoire. C’est ainsi que les lois françaises et suisses organisent, pour le traitement des demandes d’asile présentées par les étrangers dans les zones d’attente, un régime spécifique qui déroge aux règles en vigueur sur le territoire. Il consiste en une prédétermination sommaire des demandes, au terme de laquelle, si la requête est considérée comme « manifestement infondée », l’étranger est refoulé sans qu’il y ait eu d’examen au fond, ce qui est a priori contraire à la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés.
- Puis les autorités considèrent que les étrangers retenus au sein de ces zones frontières ne seraient pas « internés », puisque « libres » à tout moment de quitter le centre vers le pays de leur choix à condition d’y être admis : par exemple c’est la théorie défendue par les autorités belges, qui leur permet de contourner les obligations légales et les garanties en matière de détention.
L’enfermement des « sans-papiers »
Lorsque des étrangers vivant dans l’Ue et dont la situation administrative est considérée comme irrégulière par les autorités, sont arrêtés, ils sont généralement retenus dans des centres - en France (centres de rétention administrative), en Belgique (centres fermés), en Allemagne (centres de détention) - le temps de procéder à leur expulsion.
Cette catégorisation ne recouvre toutefois pas toute la réalité de l’enfermement des étrangers : dans de nombreux autres pays européens – Chypre, Hongrie, Malte, Grèce, Slovaquie, dans certains cas l’Italie…) les camps sont polyvalents et remplissent les deux fonctions qu’on vient d’identifier.
Pour être complet il faut ajouter à la typologie les lieux fermés initialement conçus à d’autres fins que la gestion des étrangers, telles les prisons. Dans ces établissements pénitentiaires, sont détenus un grand nombre, parfois une majorité, d’étrangers dont souvent le seul délit est d’avoir enfreint la législation relative au séjour ou à l’entrée sur le territoire. En Irlande et en Allemagne, c’est le principal mode de détention administrative d’étrangers. Liée à la criminalisation du séjour irrégulier, mais aussi à d’autres facteurs, notamment socio-économiques[7], cette surreprésentation des non nationaux en prison entretient le sentiment de « dangerosité » qu’inspirent les migrants aux populations autochtones.
I - Un phénomène en augmentation
Au regard de l’exemple de la France, la comparaison des cartes des Cra et des zones d’attente entre 1993 et 2007 est éclairante et symbolique de l’accroissement du phénomène au fur et à mesure que sont renforcées les mesures de lutte contre l’immigration clandestine. Sur la période 2002 – 2007 l’augmentation a été continue, du point de vue de la capacité (786 places à la fin de 2002 à plus de 1 800 places en 2007), comme de celle de la durée de la rétention (en 2003, la durée maximale de rétention a été portée de 12 à 32 jours). La taille des centres est également en constante progression sans toutefois atteindre la dimension des camps italiens ou espagnols. Les capacités des principaux centres en France sont de l’ordre de 140 à 280 places ce qui, selon la Cimade qui est présente à l’intérieur des Cra, « transforment peu à peu ces endroits en de véritables camps où règnent l’anonymat, le désespoir et où la tension est permanente ».
On dénombre aujourd’hui plus de 250 lieux d’enfermement officiels sur le territoire de l’Union européenne ; et seule la capacité de deux tiers de ces principaux camps est connue (soit plus de 31 000 places). L’augmentation a été particulièrement perceptible juste avant l’élargissement de l’UE de 2004 dans les pays tels la Pologne ou la Slovaquie qui du fait de leur adhésion se sont trouvés en position de former la nouvelle frontière extérieure de l’UE. Il est notoire qu’en perspective de l’élargissement de 2004, un des critères d’adhésion à l’Union résidait, pour les Etats candidats, dans leur capacité à surveiller leurs propres frontières contre les flux d’immigration non désirés susceptibles de poursuivre leur route vers l’ouest de l’Europe[8].
II - La place de la détention au sein du dispositif d’éloignement ou de refoulement
L’existence et la multiplication des centres s’articulent avec la rationalisation des modalités d’éloignement des étrangers aux niveaux national et européen, qui implique leur installation des camps à proximité de tous les grands aéroports et ports internationaux (comme le Cra du Mesnil-Amelot près de l’aéroport Charles de Gaulle à Roissy, ou le centre de Bari dans le sud de l’Italie).
La mise en place, dans le cadre de la coopération européenne, de « vols groupés » pour expulser collectivement des étrangers d’une même nationalité est un facteur supplémentaire de cette rationalisation. Car pour remplir un « charter » il est nécessaire de rassembler préalablement, dans un même lieu et de façon coordonnée, ceux auxquels il est destiné : les camps répondent à ce souci, y compris au risque de bavures provoquées par trop de précipitation (expulsion d’un Français, ou de demandeurs d’asile en cours de procédure).
III - L’exportation des camps au-delà des frontières européennes
En 2003 les Etats membres ont discuté d’une proposition du gouvernement britannique de créer hors des frontières de l’Union des « centres de transit » pour y envoyer, sous contrôle et administration européens, des demandeurs d’asile en instance. L’idée part du postulat selon lequel le système d’asile est en crise, en raison de l’utilisation abusive du canal de l’asile par de « faux » réfugiés qui chercheraient à contourner les règles de l’immigration économique, menaçant de ce fait la viabilité du régime de protection internationale. La proposition prévoyait la mise en place de centres de transit et de traitement (transit processing centers, TPC) dans les régions traversées par les demandeurs d’asile en route vers l’Europe, où ces derniers seraient renvoyés dès leur tentative de passage d’une frontière européenne, afin qu’il soit procédé à l’examen de leur demande. L’articulation entre le système actuel d’asile (traitement des demandes dans les pays de l’UE dont leur examen relève, en application de la loi nationale de ces pays[9]) et les deux volets de la proposition britannique est la suivante : les demandeurs d’asile arrivant dans l’UE seraient envoyés dans un TPC situé en Albanie, Bulgarie ou Roumanie (alors pays tiers)[10]. Ceux qui seraient reconnus réfugiés seraient réinstallés dans un des pays de l’UE, éventuellement sur la base de quotas correspondant aux capacités et aux besoins des États d’accueil, les autres étant renvoyés dans leur pays d’origine.
L’idée n’est au demeurant pas nouvelle : dès 1986, le gouvernement danois proposait un système de gestion des demandes d’asile dans des centres de traitement régionaux, administrés par les Nations Unies, dans lesquels auraient été systématiquement placés les requérants d’asile ayant illégalement franchi la frontière. Quelques années plus tard, les Pays-Bas inscrivaient à l’agenda de la conférence intergouvernementale de l’UE ouverte en 1994 un projet de centres d’accueil et de traitement pour demandeurs d’asile, situés dans les régions d’origine, à proximité des pays de départ[11]. Pratiquée depuis longtemps ailleurs qu’en Europe, la méthode n’est pas non plus originale. En Australie la Pacific solution consiste à interner les demandeurs dans des camps installés, sous autorité australienne, sur le territoire de micro-Etats voisins[12]. Quant aux Etats Unis, c’est sur la base navale américaine de Guantanamo, ou à bord d’un bâtiment de la Marine installé à proximité des côtes jamaïcaines qu’ils ont, entre 1991 et 1995, retenu des boat people haïtiens interceptés en mer pour soumettre leur demande d’asile à un pré-examen, avant d’éventuellement les admettre sur terre américaine ou, plus souvent, de les refouler[13].
Un peu plus tard le ministre allemand de l’Intérieur envisage d’installer dans les pays riverains de la mer Méditerranée, ainsi qu’en Ukraine, des « centres d’accueil » où serait examinée à la lumière des textes européens non pas le droit d’asile mais la pertinence d’en solliciter le bénéfice. « Grâce à l’aide financière et logistique de l’Europe, les personnes rejetées pourraient être immédiatement renvoyées dans leur pays d’origine »[14]. La France est réputée hostile à l’idée. « Les camps de transit, c’est une fausse bonne idée », selon le ministre de l’Intérieur Dominique de Villepin. Mais le même suggère « d’aider ponctuellement les pays d’Afrique du Nord en créant des “points d’accueil” »[15] où migrants et demandeurs d’asile seraient rassemblés pour une courte période afin de mieux gérer le cas échéant leur retour vers leur pays d’origine « à peu de frais, puisqu’il se ferait en autocar, et non par avion »[16]. De leur côté, Italiens et Allemands relancent leur proposition de « guichets européens de l’immigration » pour regrouper hors des frontières les candidats à l’immigration, en l’inscrivant dans un plan global de lutte contre l’immigration clandestine, d’aide au développement des pays « source » d’Afrique sud-saharienne et de traitement « plus humain » de l’asile dans les pays de transit[17].
De fait, aucune des hypothèses visant à exporter des camps d’étrangers sous gestion européenne, à l’image de la pacific solution évoquée plus haut, n’a été mise en œuvre. En revanche, c’est dans le cadre de l’externalisation par l’UE du contrôle de ses frontières que s’est développé le phénomène hors du territoire européen. Depuis 2004, avec le programme de travail adopté à La Haye , les Etats membres de l’UE ont décidé de consacrer des efforts financiers importants à la dimension extérieure de leur politique d’asile et de l’immigration, et affirment que « la politique de l’UE va soutenir, dans le cadre d’un véritable partenariat (…) les efforts déployés par les pays tiers pour améliorer leur capacité à gérer les migrations et à protéger les réfugiés (…) pour renforcer les moyens de surveillance des frontières, pour améliorer la sécurité des documents et pour s’attaquer au problème du retour ».
Cet objectif va se traduire en pratique par des actions de partenariat ciblées avec les pays de départ ou de transit des migrants pour inciter les autorités des États tiers à collaborer étroitement à la surveillance des frontières de l’Union européenne. Ce partenariat prend diverses formes telle la politique européenne de voisinage (PEV), finalisée en 2004, qui a été conçue d’abord pour les pays situés à l’est de la nouvelle frontière orientale après l’élargissement de 2004, puis étendue au partenariat euro-méditerranéen, et aux pays du Caucase méridional. Au nom du partage des responsabilités, la PEV permet de mettre en place un système de co-gestion des frontières qui repose sur le déplacement des contrôles à l’extérieur des frontières de l’Union. L’un des instruments de cette co-gestion est la signature d’accords de réadmission[18] qui obligent les pays signataires à « reprendre » leurs propres ressortissants ou des immigrés d’autres nationalités dans le cas où ceux-ci seraient trouvés en situation irrégulière sur le territoire d’un des Etats membres après avoir transité par leur sol. Ainsi pour éviter ces retours ou ces réadmissions, les Etats voisins de l’Union européenne interdisent aux migrants le passage de leurs propres frontières. De nombreux accords de ce type ont ainsi été passés entre les Etats signataires de la convention de Schengen à partir de 1990 avec les Peco (pays d’Europe centrale et orientale), dans le but de cerner l’espace Schengen d’un « cordon sanitaire » contre les flux migratoires. Le premier du genre, qui concernait la Pologne – devenue depuis membre de l’UE – , s’est soldé en échange par la suppression des visas de tourisme pour les ressortissants de ce pays, puis par la signature d’un accord d’association économique avec l’Union européenne[19]. Depuis l’UE a généralisé le système en prévoyant par exemple dans le cadre de l’accord de coopération qui régit ses relations avec les pays de la zone ACP (Afrique-Caraïbes-Pacifique), une clause générale de réadmission des illégaux[20]. De par sa situation géographique, le gouvernement marocain est très sollicité par les représentants de l’Union européenne pour la signature d’un accord permettant aux États membres de renvoyer vers le Maroc, tous les ressortissants ayant transité par son territoire et depuis en situation irrégulière dans un pays européen. Mais jusqu’à ce jour, les autorités marocaines refusent de signer un tel accord.
Au sud, le nombre de lieux d’enfermement ne cesse d’augmenter, notamment dans les pays de transit tels la Libye, l’Algérie, la Turquie et la Mauritanie. En Libye, ont été identifiées 23 prisons où des migrants sont enfermés régulièrement, 13 en Algérie, une dizaine en Turquie. Aucun règlement n’est prévu dans ces camps, la période de détention maximale n’est pas fixée par la loi et relève de pratiques arbitraires. En Libye, un groupe de 500 réfugiés érythréens est détenu dans le camp de Mistratha depuis presque deux ans ; les récits des migrants qui ont transité par ces lieux, parlent de violences physiques et psychologiques quotidiennes ainsi que des nombreux viols. Après avoir été détenus, les migrants sont généralement refoulés sur les frontières méridionales, dans la région désertique de Tinzaouaten en Algérie ou la région de Kufra en Libye, soit des no man’s land où les migrants se retrouvent bloqués, sans pouvoir ni poursuivre leur route migratoire ni retourner dans leur pays.
- Fonction des centres de rétention
A Malte, les camps comme outils de dissuasion et de chantage
Cet archipel, situé entre les côtes libyennes et italiennes, est devenu depuis son adhésion à l’UE en 2004 l’une des bases avancées de l’Union européenne en mer Méditerranée et une étape souvent imprévue des traversées maritimes entre l’Afrique et l’Europe. Malte combine une tradition de mise en détention systématique des étrangers en situation irrégulière (au nom de l’ordre public) ; à cela s’ajoute les conséquences de la « solidarité » communautaire en matière de politique d’asile, qui l’oblige à réadmettre tous les requérants ayant transité sur son territoire avant de se rendre ailleurs dans l’UE[21]. De fait à Malte la confusion entre « migrants » et « demandeurs d’asile » est totale, les autorités utilisant indistinctement les deux termes, auxquels ils substituent volontiers celui de « illegals » pour désigner les occupants des cinq « reception centers » dans lesquels ils sont détenus[22].
Dans ce contexte, l’enfermement répond à un double objectif : à l’égard des migrants et des demandeurs d’asile, c’est un outil de dissuasion destiné à décourager leurs ambitions continentales, et à écarter l’étape maltaise des circuits migratoires. Les camps des demandeurs d’asile constituent en même temps la réponse et un avertissement de Malte face aux exigences de l’UE. Bien que les conditions d’accueil soient manifestement non conforme aux principes qui encadrent le droit des réfugiés (en application de la Convention de Genève, l’enfermement des demandeurs d’asile ne peut être admis que dans des circonstances exceptionnelles), l’Union s’en est accommodée, préférant cette entorse aux droits fondamentaux à un aménagement pourtant indispensable des règles communautaires, qui permettrait par exemple aux demandeurs de faire examiner leur requête dans un autre pays.
En conséquence la gestion des migrants et des demandeurs d’asile s’inscrit dans une politique revendiquée et assumée de dispositifs d’enfermement qui ne sont pas suffisamment encadrés sur le plan juridique, et générant de nombreuses dérives.
L’exemple italien
En Italie et notamment dans sa partie méridionale, il existe de nombreux points communs avec le système migratoire maltais. Les camps italiens ne semblent pas atteindre les objectifs mis en avant lors de leur adoption. Le gouvernement avait évoqué d’une part que ces établissements permettraient un meilleur filtrage entre les « vrais demandeurs d’asile » et ceux qui, désignés comme « migrants économiques », sont soupçonnés de détourner les procédures d’asile, et d’autre part l’effectivité de l’éloignement des étrangers qui ne répondent pas aux critères d’obtention d’un droit au séjour. En recoupant les données officielles[23] et les informations recueillies auprès des ONG et des organisations syndicales actives dans ce secteur, il semble que non seulement ces objectifs ne sont pas atteints mais qu’ils ne sont pas forcément recherchés. Plusieurs informations attestent qu’il est facile de « s’évader » de certains camps italiens, avec une régularité et dans des proportions telles qu’on peut imaginer que le laxisme des gardiens pourrait être fonctionnel et s’exercer au gré des impératifs du moment. Le témoignage d’un journaliste qui, se faisant passer pour un migrant kurde, s’est fait enfermer au camp de l’île de Lampedusa au mois de septembre 2005[24], souligne cet aspect. Fabrizio Gatti raconte qu’après une semaine de détention dans des conditions très éprouvantes (tant sur le plan physique que moral), ses compagnons d’infortune et lui ont été libérés sans qu’aucune explication soit donnée par la police, et avec pour seule consigne de disparaître au plus vite dans la nature.
Certains facteurs confirment que l’éloignement des étrangers, dont les camps sont supposés garantir le succès, n’est pas le but premier des autorités italiennes. D’une part, l’économie italienne repose, dans certains secteurs, sur l’apport d’une main-d’œuvre d’étrangers en situation irrégulière, et sous-payée. C’est notamment le cas dans le sud du pays et en Sicile où il est probable que l’agriculture serait sinistrée sans l’emploi des sans-papiers. D’autre part, contrairement à certains de ses partenaires de l’Union européenne, l’Italie, dont le taux de natalité n’assure pas le renouvellement des générations, n’a jamais fermé ses portes à l’immigration de travail, qu’elle intègre sous forme de quotas annuels d’admission. Son marché du travail, notamment dans les emplois de service généralement sous qualifiés, peut par conséquent largement absorber les migrants qui arrivent sur son sol illégalement, en dépit des discours de ses dirigeants qui parlent d’invasion tout en organisant à intervalles réguliers des régularisations massives de sans-papiers. Enfin il est notoire qu’un grand nombre de migrants arrivant en Italie n’y sont qu’en transit, et continuent leur route vers d’autres destinations européennes : une donnée que ne peuvent ignorer les autorités italiennes.
Quels sont donc les ressorts du recours à l’enfermement des étrangers en Italie ? La gestion erratique qui le caractérise obéit à différentes logiques, non exclusives les unes des autres. Sans être le facteur principal, l’aspect économique ne doit pas être négligé : une analyse détaillée du fonctionnement des centres[25] révélerait sans doute qu’il peut parfois s’agir d’entreprises rentables pour les associations qui s’en sont vu confier la gestion, avec des prix de journée per capita pouvant atteindre jusqu’à 100 euros[26]. Une autre raison est la position que veut tenir l’Italie au sein de l’Union européenne. Longtemps critiquée pour son laxisme à l’égard de l’immigration clandestine et son incapacité à surveiller ses frontières[27], l’Italie a cherché à rendre tangibles ses efforts dans le domaine afin d’acquérir une crédibilité. Les camps contribuent à cette stratégie d’affichage de fermeté à l’égard des nouveaux arrivants, au même titre que les expulsions collectives organisées sous le regard de l’opinion européenne depuis l’île de Lampedusa vers la Libye, en octobre 2004 et mars 2005[28]. Ce message sert aussi les rapports que l’Italie veut instaurer avec les pays d’origine des migrants qui viennent sur son sol. En rendant visible outre Méditerranée le sort promis à ceux de leurs ressortissants qui utilisent la voie de la migration « illégale », le gouvernement italien fait pression sur ses partenaires pour négocier des accords bilatéraux en matière de contrôle des migrations. Les quotas annuels de travailleurs tunisiens admis en Italie peuvent ainsi être révisés à la baisse si un trop grand nombre de « clandestins » tunisiens passent par les CPT.
Le cas italien concentre sans doute la plupart des fonctions indirectes de l’enfermement des étrangers en Europe.
Ailleurs, on peut considérer qu’ils ont une double fonction :
- A l’égard des migrants ils sont un instrument de dissuasion – il faut que dans les pays d’origine, on sache qu’on passe par la case « prison » avant d’arriver éventuellement en Europe – et de mise au pas – dans les camps s’apprennent les codes non écrits de l’existence des « sans papiers », à laquelle sont promis ceux qui réussiront à passer.
- Les camps sont aussi des messages à l’opinion européenne que la « gouvernementalité par l’inquiétude », comme la nomme Didier Bigo[29], a nourrie d’une idéologie de la peur. Ainsi les gouvernements tentent de rassurer en donnant l’impression, par l’enfermement des migrants, qu’ils tiennent les « choses en main ». Ce faisant ils entretiennent les craintes, en encourageant la perception négative de l’étranger et, en pratiquant l’amalgame « migrant en détention = migrant délinquant ». Ils justifient, dans un cycle sans cesse renouvelé, le durcissement des mesures de lutte contre l’immigration clandestine, comme la criminalisation de l’irrégularité du séjour et le renforcement des contrôles aux frontières.
Certains auteurs vont même jusqu’à penser que les objectifs affichés des centres d’enfermement – trier et expulser – ne seraient pas forcément les principaux, et pourraient même, dans certains cas, n’être que des leurres derrière lesquels se cacherait la véritable fonction des camps, purement idéologique et symbolique. C’est l’analyse que fait Mathieu Bietlot du dispositif belge de rétention, « inefficace fermeture, effrayante fermeté »[30], en démontrant que plus de la moitié des étrangers détenus en centres fermés le sont inutilement (parce qu’on ne réussit pas à les éloigner), ou abusivement (parce que la détention est jugée illégale). Dans les deux cas ils finiront par être remis en liberté – mais on ne les munit pas pour autant d’autorisations de séjour. D’où un coût financier et humain considérable pour un résultat qui va à l’encontre des buts prétendument poursuivis.
Pour un droit de regard dans les lieux d’enfermement des étrangers
Les lieux d’enfermement des étrangers sont souvent tenus à l’écart du regard de la société civile qui a peu de visibilité sur ce qui s’y passe. Le droit d’accès des ONG de défense des droits des migrants y est limité, voir inexistant. Ceci favorise les risques d’abus et d’atteintes aux droits des personnes détenues.
Compte tenu de l’hétérogénéité des systèmes de détention des étrangers en Europe et dans les pays situés à ses frontières, les dispositifs législatifs nationaux, les conditions dans les centres et les pratiques des administrations en charge de la gestion des centres sont variables d’un pays à l’autre, voir d’un centre à l’autre. Il en est de même concernant le droit d’accès des ONG – et plus largement de la société civile – dans ces lieux d’enfermement.
En fonction des pays, ces possibilités d’accès (pratique ou théorique) sont variables : tant en ce qui concerne :
- la fréquence ou la régularité de cet accès (droit de présence permanente, régulière ou d’un droit de visite ponctuel, sporadique),
- les conditions et les modalités de cette présence (droit d’accès reconnu légalement, résultant d’un accord passé avec les autorités en charge des centres, simple tolérance).
- les acteurs autorisés (avocats, institutions internationales, associations ou organisations plus ou moins indépendantes des autorités en charge de la gestion des centres),
Parfois ces conditions diffèrent dans un même pays, selon la nature du lieu d’enfermement : interdit dans les centres de détention où sont placés les étrangers en situation irrégulière, l’accès peut être autorisé dans les zones de transit des aéroports.
Dans ce contexte le réseau Migreurop, depuis sa création dénonce la multiplication des lieux d’enfermement pour étrangers lance une Campagne Internationale « Pour un Droit de Regard dans les lieux d’enfermement »
Un des objectifs de cette campagne étant de faire connaître les conditions dans les lieux d’enfermement, il convient de préciser que quand nous parlons d’un droit de « regard» dans les lieux d’enfermement, nous nous référons à un droit d’accès qui s’accompagne d’une mission de témoignage.
L’objectif n’est donc pas seulement de revendiquer un droit d’accès dans les centres en vue d’apporter une aide à la défense des droits des migrants : il s’agit de revendiquer un droit d’accès qui a aussi pour objectif de faire connaître, de faire savoir, de diffuser l’information, voire de dénoncer.
Il ne s’agit donc pas d’un regard neutre, tel que peut être celui d’organisations qui s’engageraient à ne pas témoigner sur ce qui s’y passe en invoquant par exemple le respect d’un éventuel principe de neutralité ou un devoir de discrétion.
La société civile demande, à travers cette campagne un droit de regard sur ces lieux de détention des étrangers en vue :
- de faire connaître la réalité et les conditions de l’enfermement des étrangers dans ces centres,
- de jouer un rôle d’alerte et de défense des étrangers détenus
- de témoigner sur les conséquences de cet enfermement et sur les situations conduisant aux violations des droits des migrants:
[1] De 2003 à 2005, des opérations ponctuelles sont conduites par plusieurs États membres sous l’égide du Scifa (Strategic Committee on Immigration, Frontiers and Asylum) ; cette gestion commune des frontières apparaît en milieu maritime (Ulysse I et II, Neptune, Triton…) ou dans les grands aéroports (Rio 1 et 2…).
[2] Avant la réforme de 2008, l’appellation de ces centre était : Centri di permanenza temporanea e assistenza (Cpta).
[3] A la fin de l’année 2007, les policiers aux frontières de la zone d’attente de l’aéroport de Roissy ont réquisitionné un grand hall pour faire face à l’arrivée d’un grand nombre de Tchétchènes ; aux îles Canaries, il arrive régulièrement que des tentes soient installées pour héberger celles et ceux qui ont survécu à leur périple maritime.
[4] Sur la diversité des régimes d’enfermement, v. C. Intrand et P-A Perrouty, « La diversité des camps d’étrangers en Europe », in L’Europe des camps, Cultures et Conflits n°57, L’Harmattan, printemps 2005 http://www.conflits.org/document1727.html
[5] La carte des camps en Europe élaborée par le réseau Migreurop est consacrée au recensement des centres fermés et de certains établissements ouverts dont les conditions d’accueil soulignent une volonté intentionnelle de mise à l’écart des étrangers. Nous pourrions en effet aussi parler des centres ouverts ou semi-ouverts, de transit, d’hébergement temporaire, d’assignation à résidence où les étrangers qui y sont placés n’ont d’autre solution que d’y demeurer. Voir http://www.migreurop.org/rubrique266.html (en français, en espagnol et en anglais).
[6] A partir de décembre 2008, la Suisse appliquera les accords de Schengen et le règlement de Dublin, sans toutefois faire partie de l’Union européenne.
[7] A. Tsoukala, « La criminalisation des immigrés en Europe », in G. Sainati, L. Bonelli (dir.), La machine à punir : Pratiques et discours sécuritaires, L’esprit frappeur, Paris, nouvelle édition 2004.
[8] Dix pour cent de l’ensemble des fonds du programme « PHARE » destinés à aider les pays candidats étaient dévolus au volet « Justice et affaires intérieures » qui couvre les questions d’asile et d’immigration, dont la moitié pour améliorer le contrôle aux frontières
[9] La détermination du pays de l’UE responsable de l’examen d’une demande d’asile est organisée par le règlement dit « Dublin II », v. note 15.
[10] D’autres pays tels la Croatie, le Maroc, la Turquie, l’Ukraine… ont également été évoqués lors des discussions.
[11] G. Noll, « Visions of exceptional : legal and theorical issues raised by transit processing centres and protection zones », European journal of migration and law, vol. 5, Issue 3, 2003
[12] v. Amnesty International, « Australia-Pacific. Offending human dignity : the “Pacific Solution” », août 2002
[13] G. Danroc, "États-Unis : le retour des refoulés", Plein Droit n° 18-19, octobre 1992
[14] G. Marion, « En Allemagne, le projet du ministre de l’intérieur est critiqué », Le Monde, 30 septembre 2004.
[15] A. Bouilhet, « L’Europe financera des “centres” de réfugiés à l’extérieur de l’Europe », Le Figaro, 2 octobre 2004.
[16] « Débat confus sur la politique d’asile européenne », Le Monde, 1er octobre 2004.
[17] A. Bouilhet, « Désaccord européen sur les camps pour immigrés », Le Figaro, 18 octobre 2004.
[18] Il existe des accords bilatéraux, multilatéraux voire communautaires (c’est à dire entre les pays membres de l’Union européenne et un pays tiers).
[19] D. Bouteillet-Paquet, « European harmonisation in the field of readmission agreement », The International Journal of Human Rights, vol. 1, n° 3, automne 1997.
[20] Accord UE-ACP de Cotonou, juin 2000
[21] Le règlement Dublin II du 1er septembre 2003, qui remplace la Convention de Dublin du 15 juin 1990, détermine l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile (premier État européen d’arrivée).
[22] E. Blanchard, C. Rodier, « Malte, un laboratoire pour enterrer le droit d’asile », Plein Droit n°65-66, juillet 2005.
[23] Selon le ministère de l’Intérieur, 40 % des étrangers seraient expulsés à l’issue de leu
[24] Le journal de F. Gatti peut être consulté sur le site du magazine L’Espressohttp://www.espressonline.it/eol/free/jsp/detail.jsp?idCategory=4821&idContent=1129502&m2s=a
[25] En 2005, il y avait 15 CPT, 7 CDI et plusieurs centres de premier accueil.
[26] Cet aspect est à peine ébauché dans le rapport 2003 de la Cour des comptes italienne. A titre de comparaison, l’allocation versée en Italie aux demandeurs d’asile qui doivent subvenir à leurs besoins est de 17 euros par jour.
[27] Alors que l’Italie a fait partie des premiers pays signataires de la convention d’application des accords de Schengen en 1990, elle a du attendre 1997 avant d’intégrer l’espace Schengen.
[28] Sur les refoulements de migrants organisée par l’Italie vers la Libye en 2004 et 2005 : Expulsions de masse vers la Libye, oct 2004 http://www.migreurop.org/rubrique164.html et Mars 2005 : Lampedusa, les expulsions s’amplifient http://www.migreurop.org/rubrique173.html
[29] Voir « Sécurité et immigration : vers une gouvernementalité par l’inquiétude ? » Cultures & Conflits n°31-32, 1998 http://www.libertysecurity.org/article103.html
[30] M. Bietlot, « Le camp, révélateur d’une logique inquiétante de l’étranger », Cultures et Conflits n°57, 2005 http://www.conflits.org/document1763.html